Jean-Luc F.

http://www.lagrandeoursedieppe.fr/

Conseillé par (Libraire)
28 novembre 2022

Jo Nesbø présente

Le grand Jo Nesbø nous avait entraînés, au fil de la série des « Harry Hole » (son héros récurrent, génial enquêteur de la police d'Oslo, écorché vif et alcoolique), dans des histoires de plus en plus noires qui pouvaient faire craindre le pire (autrement dit que Harry Hole lui-même mette fin à la série, emporté par ses démons). Comme s'il voulait entretenir le suspense, ou nous laisser respirer (et peut-être respirer lui même, qui sait), Nesbø nous offre avec « De la jalousie » une sorte d'intermède, en s'aventurant sur le terrain peu fréquenté de la nouvelle policière. On y découvre un autre Jo Nesbø, tout autant maître de son art qu'il l’était dans ses romans au long cours : concision et clarté des intrigues (qui n'hésitent pas pour certaines à recourir au ressort du fameux « whodunit » : « qui l'a fait ?», « qui est le coupable ? »), rigueur du tempo, (Nesbø est aussi musicien), finesse des ambiances, art consommé et pervers de la chute (comme une sorte de clin d’œil, l'intrigue de la plus longue des nouvelles, « Phtonos », se déroule dans les milieux de l'escalade ; les amateurs de ce beau sport se régaleront, car c'est très documenté).
A la fin des années 1950 Alfred Hitchcock présentait sur la chaîne américaine CBS de petites pépites de courts métrages policiers, réalisés pour certains par lui-même. La série s’appelait tout simplement « Alfred Hitchcock presents ». Elle a été diffusée et rediffusée en France sous le titre « Alfred Hitchcock présente ». Le « maître du suspense » nous saluait d'un  sépulcral « Bonsoir », et on entrait dans ses histoires, ravi. "De la jalousie" fait irrésistiblement penser à « Alfred Hitchcock présente ». Jo Nesbø nous salue d'un malicieux « Bonsoir » et on entre dans ses histoires, ravi.

Jean-Luc

Éditions de L'Olivier

26,00
Conseillé par (Libraire)
9 novembre 2022

"Ca ressemble à la vie"

New Prospect, une banlieue aisée de Chicago. Son église protestante, son pasteur, Russ Hidebrandt, et sa famille, sa femme Marion et leurs quatre enfants, dont trois adolescents, Clem, l'ainé, déjà étudiant, Becky, la jeune fille populaire, et Perry. le surdoué fragile. On est à la veille de Noël 1971, «deux fronts d'air gris complotent pour apporter de la neige ». On comprend vite que ce sont d'autres tourments qui s'annoncent, ceux que vont traverser ces cinq personnages qu'on va suivre tour à tour, au fil de cette journée, mais aussi de nombreux retours en arrière, tout au long de ce roman touffu et addictif, comme savent si bien les écrire les Américains. Tous les cinq sont en crise : Russ ne parvient pas à se remettre d'un humiliation subie trois ans auparavant, et peine à résister à son attirance pour une séduisante paroissienne ; Marion, obsédée par son poids, confie longuement à sa psychiatre un épisode dramatique de son passé ; Clem, en conflit avec son père, choisit d'arrêter ses études ; Becky est tiraillée entre sa foi et un amour naissant ; Perry bascule petit à petit dans la drogue. Tous sont terriblement attachants même s'ils sont aussi, et en même temps, détestables, désolants, ou pathétiques.
Dans un passionnant entretien donné à Télérama*, Franzen explique qu'il découvre au fur et à mesure qu'il écrit qui sont ses personnages. Il nous les fait ainsi progressivement découvrir, au fil de la lecture. « Voilà pourquoi », ajoute-t-il « écrire ou lire un roman est passionnant : parce que ça  ressemble à la vie, où l'on ne sait pas immédiatement tout sur les gens qu'on rencontre ». De ce point de vue Crossroads est une réussite : une fois qu'on l'a commencé, on ne le lâche plus.
Roman du « passage des âges », Crossroads peut être lu aussi comme une chronique nostalgique d'une Amérique qui a disparu , celle de la lutte pour les droits civiques, et contre la guerre au Vietnam, celle où la religion (très présente dans le roman) portait d'autres valeurs que le conservatisme.
La fin du roman, abrupte, surprend. On se souvient alors que Franzen (toujours dans l'entretien donné à Télérama) nous a annoncé que Crossroads était le début d'une trilogie. On attend la suite avec impatience

Jean-Luc

* Numéro 3792, du 14/09/2022

Conseillé par (Libraire)
28 septembre 2022

Le Kremlin comme si vous y étiez

« Ce roman est inspiré de personnages réels, à qui l’auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires. Il s'agit néanmoins d'une véritable histoire russe » nous dit Giuliano da Empoli dans l'intrigante exergue qui ouvre son livre. Sans doute faut-il prendre ici le mot histoire au sens fort, car ce que raconte Da Empoli c'est un moment de l'histoire de la Russie, celui des vingt années qui ont vu l'ascension de Vladimir Poutine, depuis sa nomination, presque par accident, comme Président par intérim de la Fédération de Russie, jusqu'à nos jours, où il est devenu le nouveau « tsar » (c'est ainsi qu'il se fait appeler). Cette histoire russe est racontée par Vadim Baratov, conseiller de Poutine, qu'on surnomme « le mage du Kremlin ». Giuliano da Empoli fut lui même conseiller politique (de Matteo Renzi, président du conseil italien de 2014 à 2016). Il sait donc de quoi il parle. Les conversations entre Baratov et Poutine qui parcourent le roman sonnent en effet terriblement vrai, et font souvent froid dans le dos. Elles mettent à jour les ressorts psychologiques du pouvoir selon Vladimir Poutine : mensonge, manipulation, intimidation, mépris de l'opinion, recours décomplexé à la violence, exaltation du nationalisme russe à travers une relecture paranoïaque de l'histoire, à laquelle son conseiller apporte une talentueuse contribution, si on peut le dire ainsi.
De nombreux essais ont été écrits ces dernières années sur Vladimir Poutine, qui apportent une riche matière à la réflexion sur le personnage et le système qui le maintient au pouvoir. Da Empoli, qui est aussi et d'abord essayiste, a choisi le roman. Il ajoute ainsi à la finesse de l'analyse un troublant effet de réel qui n'est pas la moindre qualité de son livre.

Jean-Luc

Kiev - journal de guerre

Evgenia Belorusets

Christian Bourgois

18,00
Conseillé par (Libraire)
19 juillet 2022

Une leçon d'humanité

Le jeudi 24 février 2022, en se réveillant, Evguenia Belorusets découvre sur son portable la trace de huit appels manqués. « Une froide inquiétude s'est emparée de moi », écrit-elle . « J'ai appelé ma cousine,  parce que sa belle voix courageuse et rationnelle a toujours sur moi un effet tranquillisant. Elle a juste dit : Kiev a été bombardée. Une guerre a éclaté. »
La simplicité de ces premières phrases donne la tonalité du « journal de guerre » qu'Evguenia Belorusets commence a écrire ce 24 février, et qu'elle tiendra pendant 41 jours, jusqu'à ce qu'elle quitte Kiev pour Varsovie. Celle d'une chronique qui colle au plus près de ce qu'est la vie dans un pays qui a basculé du jour au lendemain dans la guerre, dans une ville désormais sous la menace permanente des bombes. Belorusets ne s'attarde pas sur les difficultés matérielles, les queues devant les quelques boutiques ouvertes ou les heures interminables dans les abris. Elle montre plutôt comment une ville continue à vivre. Chaque sortie (« en prenant son courage a deux mains ») est ainsi l'occasion de saisir des instants qui l'émerveillent, un café qui a miraculeusement rouvert, une distribution de fleurs aux dames qui font la queue devant une pharmacie, le 8 mars, à l'occasion de la journée mondiale des droits des femmes, la rencontre avec un groupe de jeunes gens restés à Kiev pour « sauver les animaux », et qui promènent des chiens avant un long couvre feu.
La forme même de ce journal est d'une grande simplicité : pas plus de deux ou trois pages par jour, et une ou deux photographies (car Belorusets es aussi photographe), en noir et blanc, d'une étonnante douceur : rues vides, ciels où la fumée des bombardements dessine d'étranges formes, images qui disent en creux la présence sourde de la guerre. Beaucoup de visages aussi, qui disent eux la dignité des habitants qui ont choisi de rester.
« Il n'y avait presque personne ans les rues de mon quartier aujourd'hui » écrit l'auteure sous la photographie d'un couple enlacé. « Mais tous ceux que j'ai croisés rayonnaient de chaleur humaine ».
C'est ce qu'on retient de ce livre : la chaleur humaine. Il est une leçon d'humanité, qui nous concerne tous.

Jean-Luc

Le Livre de poche

7,90
Conseillé par (Libraire)
16 mai 2022

Apre, sombre et prémonitoire

Benoit Vitkine est correspondant du Monde à Moscou, lauréat du prestigieux prix Albert Londres pour ses reportages en Ukraine. C'est dire s'il connaît la question du Donbass où il situe son premier roman policier.
Intituler ce roman « Donbass » dit bien l'intention de l'auteur de se pencher sur le drame que vit cette région d'Ukraine, où des séparatistes déclenché la guerre en 2014, soutenus par le grand voisin russe. En choisissant le roman policier, Vitkine aiguise son regard et durcit le trait. Il situe l'action dans la petite ville d'Avdiïvka, non loin de Donetsk,exactement sur la ligne de front, là où les explosions et les rafales d'armes automatiques semblent ne jamais s'arrêter. La ville est à demi désertée ; ne vivent plus là que quelques vieilles femmes qui refusent de quitter leur maison, et les ouvriers d'un usine de coke qui doit continuer à tourner. Les quelques personnages du roman condensent l'état de déliquescence de cette micro-société : patron tout puissant, fonctionnaires corrompus, soldats à la dérive, trafiquants de tout poil.
Mais B. Vitkine, en fin connaisseur du monde post-soviétique, ne reste pas à la surface visible des choses. Son héros, Henrik, policier honnête et pétri d'humanité est un ancien de la guerre en Afghanistan. L'affaire sur laquelle il enquête (des meurtres d'enfants) réveille chez lui un traumatisme ancien, qui est aussi le traumatisme de toute une société (et que Svetlana Alexievitch a admirablement décrit dans son livre « Les cercueils de zinc »). Il anonce là les traumatismes à venir de la guerre au Donbass, devenue aujourd'hui la guerre en Ukraine.

Donbass est un roman âpre, sombre et prémonitoire.

Jean-Luc