Eric R.

Conseillé par (Libraire)
6 décembre 2022

Souvenirs d'enfance

« On est de son enfance » écrit Emmanuel Lepage. A plus de 50 ans il décide de se retourner vers ces années qui l’ont créé et formé. Un socle qui l’a constitué d’autant plus important qu’il est différent de celui de la majorité des enfants de son époque. Les parents du jeune briochin s’engagent en effet dans le milieu des années soixante à cohabiter dans une communauté, un habitat partagé avec d’autres familles. C’est là, au Gille Pesset que va grandir Emmanuel, spectateur et acteur d’une tentative de vie collective dont l’auteur nous raconte, à travers des rencontres avec les familles participantes, les espoirs, les incertitudes et les échecs.

Le dessinateur dans son récit personnel de l’apprentissage enfantin de la vie mêle ainsi au long de plus de 300 pages, l’intime et une époque où tout semble possible. Des drames familiaux cachés et tus côtoient les envies d’un autre monde, prémices d’un mai 68 que les six familles ne voient pas venir. C’est une époque qui revit sous les pinceaux magiques de l’auteur, celle d’une société balisée par une Eglise omniprésente. C’est une époque où l’on pense que tout est possible. Abolir ou réduire les inégalités, envisager autrement la société et ses classes sociales.

Enfance, vie en commun, partage, engagement autant de thèmes qui traversent l’album. La monochromie, le sépia, le noir et banc, le gris sont les signes visibles de la difficulté de construire un rêve qui a un présupposé non-dit: l’Homme est bon. La couleur magnifique et rayonnante est surtout utilisée pour montrer les jeux, les moments de vie et de bonheur des enfants.

On voulait « changer le monde » déclare un des participants à cette expérience. « Pour nos parents le Gille Pesset est une idée, une utopie … Mais pour moi et pour chaque enfant du groupe il est le Monde » écrit Emmanuel Lepage.

Conseillé par (Libraire)
29 novembre 2022

"HENAURME"

Ne faisons pas le malin ou l’innocent: on ne s’approche pas chez notre libraire préféré d’un livre de plus de 900 pages comme d’un livre de poche. D’abord, il y a le poids. Puis le prix. Et puis se dire qu’en le prenant on s’embarque pour des heures et des heures avec un compagnonnage dont on n’est pas certain qu’il ne nous ennuiera pas au début de la page 427. Alors il faut un petit coup de folie, l’envie d’essayer, de tenter, d’oser une première fois. Ou de se rendre d’abord par une invitation de Grégoire Bouillier sur un site Internet. Cliquer sur le site lecoeurnecedepas.com tout simplement et, en une photo, comprendre la logique et le caractère simple, voire simpliste d’une recherche d’un écrivain transformé en enquêteur-détective. Sur la page d’accueil du site, vous suivez le fil rouge avant de passer au fil vert en revenant par le fil jaune. Surtout vous cliquez sur les pastilles rouges. Et voilà. Vous savez où vous mettez le nez ou plutôt les yeux. C’est limpide (tiens, Bouillier pourrait faire quelques pages sur le fait d’aller sur un site internet avant de commencer un ouvrage, cela en dit long sur notre époque. Il faudra lui suggérer). Le tableau d’enquête dans son extrême limpidité dit tout car ,vous l’avez compris, il s’agit bien d’investiguer sur un suicide qui eut lieu en 1985. Cette année là Grégoire Bouillier entend à la radio un fait divers: une femme, qui semble s’appeler Marcelle Pichon, s’est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours. Son corps ne sera découvert que 10 mois plus tard. Elle a tenu pendant ce temps le journal de son agonie. En 2018, le hasard lui rappelle cet évènement. Il décide alors d’en savoir plus sur cette femme, qui fut semble t’il mannequin dans les années cinquante et dont la mort fut considérée par les média comme un drame de la solitude. Il confie l’enquête à une agence de détective, la fameuse Bmore & Investigations, à son patron et à sa collaboratrice Penny, une gaie luronne qui se fait appeler « celle-ci ».

Enquêter des années plus tard sur un fait divers réel. On pense à Jaenada capable de débusquer l’histoire de Pauline Dubuisson. On pense à Yvon Jablonka faisant revivre Laetitia, furieusement assassinée, mais tous deux avaient à leurs disposition des documents, des milliers de pages d’instruction, voire même des témoins encore vivants. Grégoire Bouillier n’a rien de tout cela. Alors il va falloir combler les vides par des recherches minutieuses. Et par son imagination, ses colères, ses emballements. L’investigation minutieuse, scientifique et impressionnante côtoie désormais les suppositions les plus sérieuses ou les plus farfelues. C’est un flot qui vous emporte, un flot souvent plein d’humour, de sagesse, de troisième, voire quatrième si ce n’est cinquième degré, un flot d’écriture comme vous n’en avez jamais vu, ni lu.

Bien entendu vous pouvez sauter un chapitre et garder le fil, c’est un des dix commandements de lecture de Daniel Pennac, mais vous risquez de le regretter car vous passerez à côté de moments de bonheur pur, celui de l’écriture, de l’érudition ou de la franche rigolade comme ces pages consacrées à la recherche de magnétiseurs susceptibles de retrouver le carnet de Marcelle ou encore les pages de réflexion sur l’épidémie de Covid, la médiocrité des journalistes (de l’époque bien entendu!). Sur la vie. La mort. On n’en finirait plus d’énumérer les thèmes évoqués dans le livre.

Et puis qui dit enquête, dit intrigue, dit indice et vous embarquerez aussi dans un polar de première zone qui vous invitera à regarder autrement le nom gravé d’un marbrier sur une tombe (premier indice qui vous est offert gratuitement).

On sort de ce « grand voyage dans le temps et l’espace » éreinté mais aussi subjugué, émerveillé. On relit alors cette phrase en terme de conclusion: « Élucider voulant dire non pas faire toute la lumière sur le drame mais clarifier les termes mêmes de sa noirceur. » Une noirceur lumineuse d’intelligence et d’humanité. Valant largement son poids.

Conseillé par (Libraire)
6 novembre 2022

Au sommet !

C’est une couverture qui parle aux lecteurs de Rochette: la silhouette d’un animal, une crête, un sommet en arrière plan et ce ciel uniformément bleu, le « Bleu Rochette », celui de Ailefroide ou le Loup. Avec La Dernière Reine, le dessinateur grenoblois élargit son domaine. La montagne est présente, fil conducteur obligatoire mais Rochette fait comme si il osait une première par une face encore non gravie, celle d’un amour entre une femme et un homme. Pour réussir cette ascension il fallait rencontrer une femme, l’histoire d’une femme. Dans la réalité elle s’appelait Jane Poupelet (1874-1932). Dans la BD elle s’appelle Jeanne Sauvage. Elle est sculptrice animalière à Paris. Lui s’appelle Edouard Roux, il est une gueule cassée de 14-18. Elle répare avec des masques les visages des hommes défigurés. Il est un sauvageon du Vercors élevé par sa mère. Il monte à Paris avec son sac sur la tête. Sous ses doigts à elle, le sac devient voile et un visage est retrouvé.
Jeanne va faire découvrir à Edouard le monde de l’art, Edouard va emmener Jeanne dans le Vercors cette région où en 1898 fut tué le dernier ours, la dernière reine, la région d’une forêt primaire, le lieu d’un retour possible à la vie primitive.

L’auteur, contrairement à ses albums précédents, ouvre de multiples portes mais sans jamais perdre le lecteur. La noirceur côtoie le regret d’un monde perdu mais le peintre ne donne pas de leçon morale. Il donne à voir les espaces infiniment beaux et nous amène à réfléchir à notre rapport à la nature.

Rochette n’est pas du genre à minauder, à faire semblant, aussi le croit-on totalement quand il dit que c’est l’écriture du récit et des dialogues qui le passionnent, que son plaisir principal est là, à cet instant de la création et que le passage au dessin est « besogneux », difficile. Obligé de le croire certes mais pas obligé de le suivre. Le dessin de Rochette est au diapason de ses récits et comment pourrait on reléguer au second rang ces pages silencieuses, pas indispensables a priori, qui montrent en quatre cases panoramiques le coucher et le lever du soleil sur les cimes? Le silence, l’absence totale de mots et pourtant l’expression par le dessin, la couleur, d’un moment de grâce indicible.

« Fais de moi un nuage » demande Jeanne à Edouard mais aussi à Rochette, le peintre, qui va s’exécuter pour nous dans des pages sublimes.

A travers l’omniprésence imposante de l’Ourse, Rochette nous ramène aux origines, aux grottes rupestres, à l’animisme quand l’esprit des hommes et des animaux se confondait, quand les forêts n’étaient pas plantées pour faire des planches de cercueils. Dans les face à face nombreux et silencieux ce sont les regards des ours, des cerfs, des aigles qui nous percent, nous dévoilent et nous figent.

Le livre terminé, on a lu d’un trait l’histoire, il nous reste aussi en mémoire les images magnifiques d’un couple uni, mélangé, absorbé dans la glaise d’une sculpture. Texte et images, Rochette réussit ici la fusion de deux expressions qu’il maitrise au plus haut point pour en faire une oeuvre rare.

Conseillé par (Libraire)
20 octobre 2022

Onirique et poétique

« Il était une fois … ». Imaginez vous revenir en enfance, le soir sous la couette. Votre papa ou votre maman vous lisent un livre, un conte probablement. Zizi Cabane débute un peu comme cela, une impression de fable. D’abord une famille: une maman, un papa et trois enfants, comme une famille d’ogres sauf que tous les cinq sont gentils. Au contraire ils les aiment et leur donnent leurs prénoms non pas à la naissance mais quand ils ont un peu vécu: Chiffon, Béguin et Zizi Cabane.
Et puis il y a la forêt, les collines, et la maison. Un jour la maman, Odile, disparait sans raison et la maison prend l’eau, une source l’envahit et la famille doit rejoindre le cabanon au bas du terrain. La vie est chamboulée. On ne peut plus vivre comme avant.

Souvent c’est la plus jeune, Zizi Cabane, qui raconte du haut de sa petite enfance. Béguin ajoute parfois son grain de sel. Comme son père, Ferment. Ou O, la mère devenue élément liquide qui observe tout. Mais on ne se perd pas, on sinue entre les émotions des membres de la famille, on cherche la lumière dans les rivières souterraines. Et puis … Et puis c’est tout. On ne raconte pas la poésie. On ne l’explique pas. On n’explique pas la magie des images, de la végétation qui envahit tout. On ne raconte pas Chiffon qui trace sur des chiffons usagés des cartes magnifiques. On ne parle pas du père qui creuse la nuit pour extraire la boule qui l’étouffe depuis la disparition de sa femme. Sinon à quoi cela servirait les livres? Et les magnifiques romans comme celui-ci?

« Il était une fois »… un livre poétique et magnifique capable de vous emmener ailleurs. Aux frontières du réel et de l’imaginaire.

Bérengère Cournut qui écrit des romans depuis plus de vingt années a connu un immense succès avec son ouvrage précédent « De pierre et d’os ». Elle poursuit son cheminement avec sa manière unique de nous prendre par la main dans son univers qui lui est si propre, celui de la nature, celui de personnages féminins en route pour combler la perte d’un proche. Avec Zizi Cabane, elle nous fait partager sa vision animiste du monde, la recherche de forces telluriques naturelles supérieures à nos existences. La Nature, comme le vent qui refroidit le corps et le coeur de Zizi, relie les personnages de la famille qui s’est élargie, pour les aider à accepter le deuil.

On se laisse embarquer par le courant, on se blottit sous la couette, on regarde le dessin exceptionnel de la couverture, on tend l’oreille pour écouter la suite: « Il était une fois »… un livre poétique et magnifique capable de vous emmener ailleurs. Aux frontières du réel et de l’imaginaire.

Conseillé par (Libraire)
5 octobre 2022

Sombre et lumineux : magistral

Monica Sabolo nous raconte le marécage de sa vie qui prend l’eau comme son appartement inondé en permanence. Il faut alors qu’elle trouve un sujet facile, loin d’elle -même et de ses préoccupations maussades. Un éclair, une émission de radio et elle trouve son sujet qui tient en deux mots : « Action directe », groupe terroriste d’extrême gauche qui assassinera notamment Georges Besse, PDG de Renault le 17 novembre 1986. « J’allais écrire un truc facile et spectaculaire, rien n’était plus éloigné que cette histoire là ». Un hasard total, du moins c’est ce que croit l’autrice mais choisit on un sujet vraiment par hasard? Très vite en épluchant les journaux de l’époque, en retrouvant un enquêteur, en surfant sur le net, en fouillant des documents photographiques, jusqu’à la névrose, une évidence nouvelle s’impose à l'auteure: « Je ne savais pas encore que les années Action directe étaient faites de tout ce qui me constitue: le silence, le secret et l’écho de la violence ».

Commence alors un double récit, en parallèle, celui de l’enquête sur le mouvement d’extrême gauche, celui de sa vie depuis les mystères de sa naissance à Milan, deux récits a priori sans aucun rapport, deux récits qui finissent pourtant par s’enchâsser l’un dans l’autre, deux vies clandestines dans l’ombre du secret, du mystère. D’un côté Nathalie Ménigon, Joëlle Aubron et leurs comparses révolutionnaires, de l’autre Monica Sabolo et sa famille. Des deux côtés une récurrence: la violence.
Ces deux voix qui se rejoignent sur des questionnements identiques. Que faire de la violence? Qui sont les êtres qui nous entourent? Qu’est ce que le pardon?
Un livre bouleversant où la résilience tente, grâce à la puissance de la littérature, de trouver sa place.

Eric