Rue Léon, Barbès, quartier de la Goutte d’Or, Paris 18ème arrondissement : Abad, 13 ans, d’origine libanaise, partage avec nous la vie de son quartier, une ville dans la ville où les habitants s’entassent les uns sur les autres comme un grand bain d’amour et un joyeux bordel. Nous sommes véritablement plongés, en apnée, dans le quotidien d’une rue-monde où l’odeur des poubelles se mêle à celles d’éclopés, de cassos et d’âmes fragiles qui y ont trouvé refuge. Nous rencontrons des personnages, riches en couleur et chers à Abad : « Gervaise », prostituée africaine, « Shrek », psy qui aide à « s’ouvrir dehors », « Batman » charmante et énigmatique jeune voisine de l’immeuble d’en face, source de fantasmes érotiques et d’émois amoureux… Tour à tour, l’auteure donne la parole à ces âmes, suspendues les unes aux autres sans jamais se croiser, dans une langue truculente, vibrante, chaude et chaleureuse. Abad représente le lien dans cette addition de vies sous le béton, une véritable école de la vie pour un garçon de son âge qui fait les 400 coups. La force et l’inventivité de ce premier roman résident dans la mise en contexte de ces misérables des temps modernes, dépeints avec une gouaille réjouissante nous transportant entre rires et larmes. A découvrir !
Jonathan Coe propose une véritable radioscopie de l’Angleterre de 2010 à 2017 en convoquant une dizaine de personnages. On retrouve Benjamin Trotter, écrivain introverti et solitaire, dernier représentant de l’espèce « romancier britannique blanc de plus de 50 ans », installé à la campagne. Autour de lui, évoluent des membres de sa famille, des amis et des connaissances appartenant à la basse et haute middle-class anglaise conservatrice ou travailliste. Le récit débute dans une Angleterre plongée, de 2010 à 2012, dans un sommeil profond et bienheureux, un territoire calme et stable, en bonne intelligence avec lui-même dont le point d’orgue est le rassemblement de millions de gens disparates à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des JO à Londres. Il se poursuit de 2014 à 2016, avec l’ébranlement des certitudes et des esprits, les déchirements et les incompréhensions nés à l’occasion de la campagne du Brexit. Il s’achève en 2017 avec l’attentat de Londres et le bourbier du Brexit, véritable camisole de force que revêt la vieille Angleterre. Outre le style truculent, teinté d’ironie, de cynisme et de dérision de l’auteur vis-à-vis de ses compatriotes, la force et l’intérêt de ce roman résident dans la multitude des questions tant individuelles que collectives qu’il aborde : installation dans une vie conventionnelle (mariage, enfants, carrière, statut social), affres d’un écrivain en panne d’inspiration, multiculturalisme de la société anglaise, tyrannie du politiquement correct, cirque médiatique et dérives des réseaux sociaux, suprématie du capitalisme, hystérie collective des campagnes politiques. Une lecture très réjouissante !
La narratrice, 23 ans, assistante photographe, d’origine vietnamienne, née au Laos et exilée en France à l’âge d’un an, s’adresse à son frère ainé. Jouisseuse de la vie et collectionneuse d’amants, elle s’est opposée à une vie toute tracée par ses parents qui ont fait le choix de fuir le régime dictatorial au Laos. Le frère aîné, promis à une carrière sportive puis devenu comptable, est en dépression depuis son licenciement. Revenu dans l’appartement familial, il y vit dans un état léthargique. L’annonce du décès de la grand-mère maternelle provoque un séjour au Laos pour y organiser les funérailles. Cette parenthèse dans la vie de la narratrice, sa mère et son frère est l’occasion de se dépouiller de leurs habitudes et addictions dans une atmosphère mêlée de torpeur, moiteur, chaleur, lenteur, stupeur et déni. Dans cette géométrie familiale perturbée, dans un contexte de réintégration dans l’environnement natal provoquant des effets de miroirs et des décalages (entre deux cultures, deux pays, deux langues, deux paysages intérieurs et extérieurs), la narratrice prend conscience que la vie est pleine de doubles fonds. Sous le signe de la fuite et de l’évasion, ce roman fourmille d’interrogations sur la transgression familiale, les valeurs initiales et les principes d’éducation aride, endurcis par l’exil, l’appartenance à une double culture, l’amnésie, l’ingratitude, la précarité des attaches. Le style, dans un souci du détail, emprunte au vocabulaire de la photographie, utilisée comme un médium de reconnexion avec la terre d’origine et pour illustrer les ressentis, tels les corps décrits en angles morts. La maîtrise et la puissance de ce premier roman sont remarquables.
Ce récit, ponctué d’allers-retours entre l’Asie du sud-est, principalement le Cambodge et la France, essentiellement Paris, progresse des années 20 à nos jours. Tel un éventail à 360 degrés, avec des coloris, des plis, des pans indépendants et liés successivement, il emprunte les effluves de chaque époque et de chaque lieu. L’histoire débute, dans les années 20, par le séjour de Clara et André Malraux, retenus au Cambodge dans l’attente de leur procès pour vol d’œuvres d’art, en compagnie de leur boy attitré et fidèle, Xa Prasith. Le fil conducteur est le fils de ce dernier que l’on suit depuis sa naissance au Cambodge, ses études à Paris, son engagement politique, influencé par son meilleur ami, Sâr Saloth (futur Pol Pot) et les intellectuels marxistes, son retour au pays et la mise à l’épreuve du régime des Khmers rouges, sa tentative d’alerter le monde sur ses dérives prévisibles et sa décision de confier Phalla, sa fille de 6 mois à un jeune couple de français au moment de la chute de Phnom Penh. Au-delà des contextes historiques en filigrane, nous sommes plongés dans les méandres de deux jeunesses (cambodgienne et française) vivant le métissage sur deux continents, avec cette fascination commune : se délivrer de sa propre civilisation. Le récit convoque également une galerie de couples singuliers (Clara et André, Maxime et Marie, Yann et Marguerite, Phalla et Jean), comme autant de jeux de miroirs et d’échos qui donnent le vertige dans un dédale de réminiscences et de correspondances. Chacun a son propre labyrinthe de souvenirs traversant les époques et comme « Ce qui ne se dit pas n’existe pas » : les secrets, les légendes et les rumeurs existent pour brouiller les pistes. La force de ce récit réside autant dans sa dimension romanesque que documentaire : un véritable patchwork d’époques et de personnages qui interrogent la métrique existentielle, le chemin parcouru, l’étrangeté du destin et le karma.
Le récit débute alors que Jeanne, 40 ans, libraire parisienne, apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. Son mari déjà fantôme depuis quelques années, s’avère très vite déserteur, impuissant et lâche face à l’épreuve de la maladie. Jeanne fait très vite la connaissance d’un trio singulier de femmes (Brigitte, Assia et Melody), également touchées par le cancer et qui partagent un appartement, véritable repaire et défouloir solidaire. Ces sœurs de cancer vont l’entraîner dans une aventure au-delà du raisonnable. Ces femmes lumineuses, puissantes et déroutantes ont un point commun crucial : elles sont toutes des mères abîmées, amputées de leur progéniture pour des raisons diverses que nous découvrons au fil de la lecture. Chiffonnées, pressées, vivantes et rugueuses, elles sont d’abord en guerre contre la maladie et développe leur propre stratégie de survie face à leurs corps barbelés. De sœurs de larmes à sœurs d’armes, elles luttent pour se réapproprier rageusement leur destin. La force de ce récit est qu’il évite tout pathos, en abordant, très souvent avec humour, autodérision et parfois cynisme, des questions cruciales telles que la culpabilité, la perte de la foi, le courage ou comment tout devient différent et urgent quand on apprivoise la terreur de la mort. A travers le portrait de ces cœurs et corps cabossés mais insolents devant l’adversité de la maladie et le combat qui n’est pas perdu d’avance, l’auteur nous propose un roman à haute valeur ajoutée en termes d’humanisme et de solidarité féminine.