Textes de la conférence d'Yvanne CHENOUF sur Claude PONTI

Les merveilleuses aventures du perveilleux Claude Ponti

LES MERVEILLEUSES AVENTURES DU PERVEILLEUX CLAUDE PONTI

« Et moi, je voudrais décider moi-même, à mon avis, des choses extraordinaires qui m’arrivent. »
« Je vois, ce que tu veux, c’est l’aventure ! », lui dit sa maman.
« Oui, je veux vivre une venture, et une vraie belle », répond Isée.
(La Venture d’Isée)

Sur le souffle et dans la transparence des bulles
L’œuvre s’éveille, dans L’Album d’Adèle, sur une bulle, ou plutôt neuf bulles, qui s’enflent, se détachent et s’élancent au cœur d’un groupe d’individus plus ou moins extraits de l’univers d’Alice au pays des merveilles (une fillette, un lapin blanc, un chat, un homme au chapeau - un chapelier – une tortoise…). Alice traverse constamment l’œuvre, d’abord sous l’apparence d’Adèle, lisant un livre d’images, en robe fleurie (tissu anglais, liberty), au pied d’un arbre, Alice nageant courageusement dans la mare, auprès d’une mère souris… tout près d’une madeleine rayonnante de réminiscences (Pétronille et ses 120 petits). Alice, encore, sous les hésitations d’Hipollène, cherchant, à tâtons, la bonne porte (parmi les trois qui recherchent, elles aussi, la sortie), avant de « passer de l’autre côté du miroir », celui qui lui renvoie le meilleur reflet d’elle-même (L’Arbre sans fin) ; Alice, toujours, sous les traits de Mine tombant accidentellement au fond d’un précipice (L’Ecoute-aux-portes), comme son aînée, au fond du puits. Alice, encore, dans les vêtements « dysnéens » de l’héroïne de Bih-Bih et le Bouffron-Gouffron (robe bleue, tablier blanc, chaussures vernies et chaussinettes blanches), accompagnée, comme il se doit, d’un champignon, nommé ici Filifraïime. Alice, toujours, dans Mô Namour quand Isée « traverse un pays étrange où elle et ses amis sont parfois immenses et grands et parfois minuscules et petits ». » Alice, enfin, dans La Venture d’Isée, avec la rencontre d’un cuisinier dépassé par les ordres contradictoires d’un couple royal, un Roua et une Rouenne, affamés, désynchronisés qui, dès qu’ils retrouvent le fil de la conversation, se sentent si légers, qu’ils s’envoient en l’air et disparaissent (c’est dangereux d’éclater de rire). La bulle initiale poursuit son voyage, entre les livres, entourée de divers objets volants (des oiseaux mais aussi des avions, et, ici, des moutons/nuages) ; elle réapparaît dans Blaise et le château d’Anne Hiversère, à l’heure de la décoration finale du chef-d’œuvre, du gâteau/château d’Anne, puis dans la Savonothèque où « la mousse bulbulise » (Mille secrets de poussins) tandis que les poussins « se lavent sans le savoir ». Les bulles se démultiplient, grossissent, rosissent, rougissent, éclairant la victoire des Zéfirottes (La Nuit des Zéfirottes) sur les occupants de Paris (Feu d’Artibulles géant).
 Observer, suivre tout ce qui vole dans l’œuvre, tout ce qui s’envole, traverse...
Parmi les neuf bulles de la toute première page de l’œuvre, la dernière éclate, comme si elle n’était pas la neuvième mais l’ultime phase d’une même gestation : émergence d’une œuvre qui travaille les mystère des délivrances, celle de la venue au monde matériel (naissance des poussins dans Mille Secrets de poussins) et symbolique avec le développement conjoint de la relation et du langage (l’ami/œuf dans Le Nakakoué éclot en disant son nom bé-bé) ; éclosions au cœur de ces écrins de vie que sont les mères, dont la plus prestigieuse, la poule Olga Ponlemonde, veille sur la continuation et le renouvellement de l’existence, du haut de son arbre symbolique, Atanarulfe Dumontpondu. Dans Blaise et le château d’Anne Hiversère et dans Mille secrets de poussins, on la voit avec un grand chapeau fleuri où s’ébattent ses petits, comme dans un jardin d’enfants. Car il s’agit toujours de renaître à soi dans cette œuvre et si aucun enfant n’y échappe, aucun ne s’y prend de la même façon mais tous savent qu’il faut déjà se lancer, se séparer, partir, volontairement ou contraint, et revenir plus heureux et plus riche : un nom propre pour Hipollène (la découvreuse), un mari et des enfants pour Lili Prune, un nouvel ami précieux pour Isée et une fantabuleuse baguette magique bien cuite…
 Faire la liste de toutes les mamans, les dessiner, lister leur nom, dire sa préférence…
Départs, commencements et recommencements
Isée (La Venture d’Isée), comme Lili Prune (La Revanche de Lili Prune), partent à l’aventure, l’une, parce qu’elle en a assez de ne pas être écoutée par ses parents, l’autre, parce qu’on (l’auteur ?) lui a volé son histoire (dans l’album précédent, Mô Namour). L’une et l’autre sont grisées par l’appareillage, la première, sur sa « Dévaleuse à balancelle », la seconde sur sa « super Pattomobile-Faisan de course » autorisant « la vitesse sifoldingoketikrouapa » ; l’une et l’autre traversent les paysages et les saisons, reviennent à pied ou en Roulbarak, chez elles, après avoir suivi des chemins de découvertes ou les avoir intimement choisis. Car, si l’auteur veillait, autrefois, scrupuleusement sur ses jeunes héros (il confia, via un vieillard, très vieux et très sage, un fil à Okilélé et via les deux génies un itinéraire pour Schmélele, il plaça Oups et son doudou méchant sur les traces du Petit Poucet), il leur recommandait aussi de se méfier des signes du monde. Dans Le Tournemire, alors que Mose et Azilise s’envolent comme des ballons, ballottés, emportés par le vent, parce que rien ne les rattache plus à leurs parents, ils découvrent tout un groupe de jeunes pancartes en formation qui « pensent aux chemins qu’elles pourront suivre quand elles seront mûres, aux gens qu’elles guideront pendant les nuits sans lune, et surtout aux enfants perdus qu’elles ramèneront chez leurs parents. ». Mais les enfants, comme les panneaux indicateurs, étaient trop jeunes, trop immatures, et c’est le choc, et c’est la chute, identique à celle d’Alice. Mais Isée, qui n’est pas perdue, fait bien la différence entre les interventions de l’auteur pour guider la lecture (sauter des pages, revenir en arrière comme dans Parci et Parla, Le Doudou méchant…) ne confondant pas les « Fléchozooïdes Békénés qui ne sont là que pour faciliter la lecture ») avec le sens du texte qui n’apparient qu’au lecteur : « Alors qu’Isée pense à ce qui pourrait arriver, un Céparlaéparlaéparlaéparla lui montre où elle doit aller. Mais non, Isée va où elle veut, comme elle veut. ». Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est cette attention portée, non plus seulement à ce qui est sur la page, mais bien à ce qui est entre les pages, dans les interstices : « C’est une course tellement vite qu’Isée ne voit rien entre la page 17 et la page 18 où elle découvre… ». Avertissement aux lecteurs, à ceux qui tiennent réellement le livre entre les mains, pour qu’ils règlent leur lecture comme ils veulent (lenteur, vitesse, reprise…), sans oublier de combler les absences du texte par une rêverie réflexive les instants de lecture dont toute le poids tient dans l’incipit : « Le soir d’un jour plein de soleil et de livres lus à l’ombre des Foliettes Vergées, Isée réfléchit… » ; à l’ombre d’un autre auteur, amoureux lui aussi des lectures d’enfance : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou à changer de place, les provisions de goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (…) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus. ».
Il faut donc partir afin de pouvoir planter, cultiver, recueillir les souvenirs, comme le montrent ces images d’aller/retour reflétées d’un album à l’autre : si, dans Le Doudou méchant, ce sont les parents qui s’en vont sur le chemin en faisant un signe d’au revoir à leur enfant, resté sur le seuil, dans La Venture d’Isée, c’est l’enfant qui salue ses parents en s’en allant sur son chemin tandis qu’ils se tiennent enlacés sur le pas de la porte. Que l’on parte ou non de son plein gré (Mose est emporté par le vent, Oups est chassé pour avoir cassé les chemins de filiation), on revient toujours chez soi : Oups est reconduit par les oiseaux (des Zoizeaux Zeureux faisant pririolles et cabriettes), tandis qu’Isée est accompagnée, tout au long de son parcours par un couple d’oiseau ; le premier rejoint son village, la seconde « revient à la maison », tous deux ralliant l’origine après avoir touché le but.
 On peut observer les façons de partir, volontaires ou accidentelles, joyeuses et pleines d’optimismes ou tragiques.

Les maisons, demeures et séjours
Tout commence, dans La Venture d’Isée, par une maison vue de l’extérieur comme dans Pétronille et ses 120 petits, comme dans L’Arbre sans fin. Tandis que, pour Pétronille, c’est le matin et que le soleil se lève, pour Hipollène, c’est « très tôt », on salue le soleil, et pour Isée, c’est le soir. Comme dans de nombreuses histoires, la fin du livre se réalise à l’autre extrémité du temps : « un soir de fête, une nuit douce » pour Pétronille qui s’était mise en route au petit matin, la nuit, « quand l’arbre s’endort » pour Hipollène rencontrée à l’aube, et, sans doute, à l’aurore, pour Isée si on en juge à la position du soleil, et à l’indication d’un « matin bleu » (le début du texte parle de « matins rose et bleu » et ne montre qu’un « matin rose »).
Quand on entre dans les maisons de Claude Ponti, les intérieurs ne sont pas toujours si harmonieux qu’on pourrait le penser pour un auteur si attaché à la vie familiale : si Hipollène a deux parents unis (Parci et Parla aussi), Pétronille se débat (plutôt bien mais sans chômer), seule avec ses 120 petits (son mari Everest, faisant une course en montagne), Oum Popotte a des parents parfois bien tournés, parfois mal tournés (Le Chien invisible), Lili Prune n’est pas entendue (La Revanche de Lili Prune), les parents de Mose et Azilise sont si absorbés par la télé qu’ils ne voient pas leur enfant rentrer et sortir, même disparaître (Le Tournemire), chez Okilélé, la violence familiale est permanente, chez Schmélele et l’Eugénie des larmes, alors que le héros a retrouvé ses parents qui étaient eux aussi partis au ciel (comme dans Mô Namour), l’espace familial une fois reconstruit est divisée en trois zones : « une maison pour les invités et les amis, une maison pour les parents et une maison pour Schmélele et ses frères et sœurs s’il en a un jour », comme pour ne pas oublier que le foyer familial n’est pas sans danger, qu’il doit posséder ses propres frontières, être ouvert au monde extérieur. Chez Isée, l’intérieur occupe la première double page : à gauche, le père fait la vaisselle (énorme vaisselle) tandis que la mère, détendue, est allongée sur un large fauteuil, avec un ordinateur (ornée d’une poire, pas d’une pomme) et un livre sur un petit lutrin. Isée va de l’un à l’autre pour les informer de son désir de liberté. Le père, dos tourné ne répond pas, la mère traduit le désir de sa fille.
 On peut faire les tableaux de famille avec les parents et les enfants et observer les ressemblances et les différences. Se reporter aussi au Catalogue des parents.
 On peut aussi recenser les différentes maisons et leurs habitants, de l’œuf primal à la demeure la plus élaborée, et observer, là encore, ressemblances et différences.

Les maisons, mêmes naturelles (arbre mort dans Ma Vallée), même humbles (hutte dans Le Chien invisible), même précaires (abri de fortune, en pleine rue, dans Schmélele et l’Eugénie des larmes), même dangereuses (enfant emmuré sous l’évier dans Okilélé) doivent exister, tenir, être reconstruites si nécessaires, parfois plus belles qu’au début (palais de Schmélele), parfois « comme avant sans rien changer » (Okilélé), parfois plus loin (Lili Prune pose la sienne à l’extérieur du village)… car la quiétude des humains (des familles) dépend des histoires qu’on y transmet : « … il y a très longtemps, chaque soir, les Ouroulbouloucks construisaient leurs maisons, se couchaient dans leur lit et, au milieu de la nuit, se réveillaient en plein courant d’air. Le toit et les murs étaient partis. Tous les soirs, ils construisaient une nouvelle maison qui se défaisait pendant la nuit. (…) Une nuit, une maman eut l’idée de raconter une histoire à Iolla, sa fille, pour l’endormir. C’était la première fois. Le toit et les murs ont écouté. Et rien qu’à écouter, ils étaient cloués ensemble bien plus fort que par la colle. Ils sont restés toute la nuit et toutes les nuits suivantes, car Iolla réclamait une histoire chaque soir. ». Les demeures peuvent être ancrées, élancées (arbres) ou sphériques, bombées (cafetières, théières), elles offrent conjointement le repli et l’essor, la croissance et la condensation. Dans les maisons familiales s’élaborent et se conservent les souvenirs d’enfance.
 Faire la liste des grands arbres (nombreux dans Ma Vallée, arbre maison, arbre aux fruits, arbre aux secrets, roi des arbres), leur nom, leur fonction. Les poussins habitent dans un arbre (Blaise et le château d’Anne Hiversère) et derrière les livres, car les bibliothèques sont aussi fondamentales.
Isée s’en va donc « au pile juste moment », « illicossitôt » avec son doudou, Tadoramour, car les voyages, chez Claude Ponti, ne se font jamais sans compagnon de route, fidèle et complice. Pendant les expéditions de ces jeunes vagabonds, des personnages de l’œuvre sont effectivement posés sur le bord du chemin, comme des alliés potentiels et discrets (Adèle, Blaise, le Ksar bologh’h’, les poussins…). Dans Mô Namour, œuvre sombre, ces vigiles, absents pendant le drame du début, réapparaissent dès qu’Isée a terrassé le monstre (Blaise, le ksar bolog’h’). Dans La Venture d’Isée, Blaise apparaît p. 14, rejoint par Adèle, le ksar bologh’h’ et le poussin à tête de champignon p. 16, dès qu’Isée démarre sur sa Pattomobile-Faisan de course.

Les compagnons de route, les rencontres en chemin
Les compagnons sont inconditionnels et toujours à l’écoute. Okilélé était accompagné par Martin réveil, il avait le temps devant lui, Hipollène avait rencontré une loupiote, elle avait la lumière pour elle, Mine avait un écoute-aux-portes, sorte d’enregistreur d’histoires, de carnet de route, de Charles Perrault, Schmélele était suivi par la porte, Babe, pour être sûr de toujours pouvoir aller et venir entre le connu et l’inconnu (porte ouvrante et souriante de Mô Namour), Oups avait une taie d’oreiller (doudou), Isée a un doudou, muet, décapité dans l’album précédent jusqu’au moment où elle résiste au monstre : Tadoramour peut enfin remettre sa tête sur ses épaules. Dans La Venture d’Isée, il rit, parle, imite, mime, communique avec le lecteur… et prononce deux phrases, toujours à propos de la faim. Cependant il pense, comme l’exprime l’astérisque de la page 19 posée au-dessus de sa tête : « Pensée de Taadoramour : « Dommage que les bananes ne se mangent pas en cage, il aurait pu manger la banane et sortir après. ».
 Recenser les compagnons des héros, déterminer leur genre (personnage vivant, objet, jouet…), lister leurs noms, voir s’ils ont du sens (jeu de mots…), observer leur rôle, leur mode d’action…
Mais le chemin est surtout un endroit de rencontres accumulatives (Le Nakakoué…) ou sélectives. Ainsi les monstres, qu’on rencontre sur les chemins, représentent-ils les obstacles à franchir pour se dépasser. Tous sont terrassés ils ne reviennent pas d’u livre à l’autre) et parfois certains sont mangés, ce qui signifie que le héros prend sa part monstrueuse du monde (Le Doudou méchant, La Revanche de Lili Prune…). Dans Georges Lebanc, le monstre, vaincu, verse même une larme.
 Faire la liste des monstres, lister leur nom, comprendre leur sens, identifier leurs méfaits, saisir leur fin. Inventer de nouveaux monstres.

Dans La Venture d’Isée, la première rencontre est un Frédilémon prisonnier (Fred, le bédéiste, avait projeté son héros, Philémon, dans un monde parallèle en le faisant tomber dans un puits comme Alice, avant qu’il ne découvre que le désert sur lequel il croyait marcher était le dos d’un chien nommé Simbabbad de Batbad). Frédilémon, formé de deux mains croisées (comme le Manu-Manu de Fred) s’est fait piéger par une banane, son fruit préféré. Incapable de la lâcher (il l’aime trop), il ne peut pas sortir de sa cage pourtant munie d’une petite porte ouverte. Isée le libère en lui faisant ouvrir les doigts et, à peine lui a-t-elle signifié son autonomie, qu’elle lui apprend des trucs rigolos : « Donne le doigt… », « Saute ! Tout là-haut, saute ! », « Saute ! Couché ! Saute ! Couché ! », « Saute ! Attak ! », « Fais le beau ! ». Aussitôt après avoir conquis ce nouvel esclave, elle le chevauche (comme Philémon sur son âne Anatole), le commande et exige une totale obéissance. Etrange retournement de celle qui, ayant été abusée dans l’album précédent (Mô Namour), débute son chemin d’émancipation par l’asservissement de son prochain. Jamais relation d’amitié n’avait été conclue sur une domination aussi violente, aussi définitive et la pagination, qui n’était apparue qu’à la page 14, d’abord de faible intensité puis plus appuyée, s’efface à ce moment-là. Alors, les cadres des vignettes bougent, tremblent, flottent, comme si on entrait dans un autre monde, une autre logique, celle de la toute puissance (comme dans Max et les Maximonstres, Maurice Sendak, L’école des loisirs) ou de l’absurdité (comme l’autre côté du miroir, chez Alice). La deuxième rencontre, « un chevaliotte armuré » se met en travers d’Isée ce qui provoque le redressement des cadres : « On ne passe pas. Interdit. C’est un chemin privé de route pour les autres, sauf pour moi. ». Un autre personnage avait tenté telle intimidation dans Schmélele et l’Eugénie des larmes, c’était l’Empêcheur qui avait bloqué « la grosse larme avec ses gros pieds têtus et son front de crétindur. ». Tandis que l’Empêcheur est tué par le rire (mort de rire), de façon grotesque (« Les éclats de rire lui crèvent les oreilles, lui trouent le ronbidon poilu et lui percent la peau du grodos velu », le chevaliotte, lui, est anéanti par le Frédilémon qui, obéissant à Isée, « attak, mattatrak, surmatrak, ékrazattak, applatatrak ». On pense au Martabaff écrabouillant le pauvre Jules (Sur l’île des Zertes ), à Gradusse, l’éléphant, écrasant la télé et toute possibilité d’avoir une réponse aux questions qu’on se pose (Okilélé), à Tonnenplon, l’autre éléphant, comprimant le livre du Petit Chaperon rouge et interdisant son histoire de circuler depuis mille ans (Parci et Parla).
 Comment les héros de Claude Ponti se sortent-ils de leurs mésaventures, avec quelles aides, quelles armes… Qui frappe qui, pourquoi… quel est le nom des méchants (Martabaff, dans Sur l’île des Zertes).
Vaincu, humilié, le chevaliotte, désarmé (sans bras) ne peut plus s’interposer ; impressionné par la force destructrice d’Isée, il se soumet et la demande en mariage : « Non », répond Isée, « je suis venue pour faire une vraie belle venture… pas une épouse ! Et puis, tiens, va voir là-bas si j‘y suis ta fiancée ! ». Et elle lui file un coup de pied, le même qu’elle avait donné à Torlémo, son tortionnaire de l’album précédent (Mô Namour) en lui disant : « … je m’appelle Isée et je te tue dans ma vie, je te tue dans mes souvenirs, je te tue dans ton avenir, je te chasse d’eau, je te poubelle, je te hais, je te couche-culotte pleine. Meurs, menteur ! Pourri ! Torlémo toi-même ! Tas d’os ! Et tiens puisque tu aimes le foute ! ». Ce coup de pied du Frédilémon figure en quatrième de couverture tandis que sur Mô Namour, c’est le coup de base-ball du monstre qui clôt l’album. Isée domine et terrasse le monstre comme la poupée d’Anaïs P., Mélanie, dans Georges Lebanc : « Anaïs P., sous la forme de sa poupée Mélanie, à la fin d’un duel terrible, les yeux dans les yeux, tue l’horrible Dragon Barbizéboth de son regard d’acier. ». Avec Isée, aucune pitié pour les soupirants. Si les filles, jusqu’ ici, affrontaient le danger directement (corps à corps de Pétronille, corps interposé de Mine, regard de Mélanie, parole d’Hipollène…), Isée représente une autre catégorie de battante. Dans le premier album, elle détruit d’abord la virilité du monstre (poils recouvrant le sol), puis son intériorité (désossement) ne lui laissant qu’une tête de mort dans laquelle elle shoote. Le chevaliotte a bien fait de recouvrir la sienne d’un casque.

La violence du monde
Claude Ponti a toujours pris le parti des filles. Dans l’entretien paru sur le site de son éditeur à la sortie de Bih-Bih et le Bouffron-Gouffron, il déclarait : « J’ai mis beaucoup d’héroïnes féminines parce que d’abord j’ai une fille et ça m’intéresse que le monde cesse un peu d’être trop masculin et puis c’est quand même la moitié de l’humanité et je ne vois pas très bien pourquoi il disparaîtrait. ». Les filles doivent faire leur place dans un monde masculin souvent dominé par des monstres. Dans L’Arbre sans fin, Hipollène avait gagné sa liberté contre le monstre de belle manière. Sur le chemin du retour, après avoir compris la nature de son attachement à son arbre natal, elle avait recroisé le monstre Ortic qui lui avait déclaré : « Je n’ai pas peur de toi ! ». Elle lui avait répondu en se marrant : « Moi non plus je n’ai pas peur de moi ! ». Lili Prune, savante, curieuse, intelligente… avait appris toute seule tout ce qu’elle pouvait apprendre, luttant contre l’indifférence de ses parents. Mais elle avait dû créer une école de sentiments pour rencontrer son amoureux Gasparamoroso, l’épouser, élever avec lui leurs trois enfants et retourner au pays natal en se tenant un peu à l’écart de ses géniteurs si négligents.
Claude Ponti ne minimise pas l’importance des difficultés des enfants et il tente, à sa manière, de décrire une réalité complexe et ouverte : « J'ai mis des années avant de trouver la manière de dire ça, qu'on peut dire qu'on aime et en même temps faire du mal et cette notion de n'avoir dans la vie que telle ou telle personne au monde. Un père et une mère sont irremplaçables, par exemple, et si ces personnes font du mal, c'est terrible pour l'enfant, c’est l’impasse. J'ai choisi une situation générique (Torlémo ça peut être n'importe qui), et une manipulation concrète (jouer au ballon). Les enfants peuvent avoir des angoisses terribles sans même savoir que ce sont des angoisses. Quand l'étoile parle à Isée, c'est sa douleur qui lui parle et qui procède au déshabillage de l'illusion. ».
Le début de Mô Namour, la disparition des parents dans le ciel après un accident de voiture, avait choqué des parents. Pour les rassurer, La Venture d’Isée a dû rappeler la nature fictive des histoires et la nécessité de ne pas travestir la réalité mais de la traduire : « Quand on décale un tout petit peu, ça dévoile plus, ça rend l’histoire plus nette et en plus, le monde imaginaire est plus confortable. Si on dit des choses dures dans un monde identifiable, c’est plus sévère, ça peut même être inacceptable, alors qu’avec un être qui n’est ni un enfant, ni une bestiole mais un truc entre les deux, l’acceptation est plus facile. C’est plus accessible. L’enfant s’identifie plus facilement. ».
Après avoir écrasé sa première rencontre (le chevaliotte), Isée rencontre un couteau agressif Lallamochapô qui, lui aussi, espère se mettre en travers de sa route : « Halte, retournez d’où vous venez. C’est bouclé. ». A nouveau, Isée, debout sur Frédilémon, le lance contre l’ennemi : « Le Frédilémon, choutoloin ! Aplakatakébrechouille ce moche Lallamochâpo ! Eklatavibrouille ce coupe-chemin ! ». Terrassé mais impressionné, l’opposant n’a plus qu’une idée : se soumettre et épouser Isée qui réplique : « Non, mais ça suffit les épouzeurs zinzins ! Je ne veux pas me marier ! Je suis une personne qui veut vivre une belle venture et rien d’autre ! ». Les cadres bougent et se métamorphosent à nouveau, transformant les interstices en arbres rassurants. C’est là qu’Isée rencontre un Tipouinze « blessé jusqu’au sang par la rose d’amour qui pique » et qu’il trimballe derrière lui dans un pot, tenu en laisse. Isée soigne le Petit Prince et secoue violemment la rose qui perd ses pétales. Aussitôt, le Tipouinze veut épouser celle qui l’impressionne autant, ravivant la colère d’Isée : « Tu changes d’amour comme de fleur et de fleur comme de chemise. Tu ne sais pas ce que tu veux ! Tu fais ce qu’on te dit ! Et tu voudrais que je t’épouse ? Tiens, prends ça et va voir là-bas si je suis fleuriste ! ». Nouveau coup de pied violent et le petit prince disparaît à jamais dans le ciel. La demoiselle n’est pas épousable, que ce soit dit. Isée, ayant réussi le deuxième tome de sa vie, car elle s’est montrée « maligne, futée, intelligente, courageuse et forte. », reçoit, en récompense, « une baguette magique ». Elle devient donc princesse. On tremble pour ce pauvre Okilélé qui, à la fin de ses terribles aventures, se demandait si la princesse qu’il avait rencontrée dans l’espace et qu’il avait réveillée accepterait un jour de l’épouser. Estimant son aventure réussie, puisqu’elle a un nouvel ami et une baguette « bien cuite », Isée reprend le chemin qu’elle « avait choisi à l’aller » mais dans l’autre sens, et un peu changé.

Les rapports entre les sexes
Le monde autour d’Isée change tandis qu’elle avance. Qui est-elle ? Dans L’Almanach ouroulboulouck (p. 124-129), on découvre une change-toupareille : « l’être le plus étonnant des mondes connus et inconnus. Ce n’est ni tout à fait une plante ni tout à fait un animal. (…) Ce qui est certain, c’est qu’elle doit son nom au fait qu’elle change de forme au cours de son existence. ». Très pudique, la Change-Toupareille se cache dans une Canibaridot pour se transformer en Cagouillabizou et rechercher une autre Cagouillabizou pour s’aimer, se câliner et pondre un tas d’œufs. Chaque œuf, muni de roulettes, part à l’aventure et cherche un Livrouverre : « Il entre dans un Livrouverre, y passe un certain temps et ressort quand le temps passé est certain. Normalement, il a changé de couleur. Ensuite, il marche de toutes ses pattes en regardant le monde de tous ses yeux. Car le monde vu avant d’entrer dans le livre n’est pas le même que le monde vu après. Les vrais livres ont cette magie-là. (…) Un jour, le bébé change-toupareille se plante dans la terre. Il se replie sur lui-même puis, en quelques jours, il germe, exactement comme une graine. Et il pousse, pousse… jusqu’à devenir une très belle Change-Toupareille. Et la nouvelle Change-Toupareille saute, saute, et se promène jusqu’à ce qu’elle rencontre une Cabinaridot… ».
Filiation par les voies féminines comme dans L’Arbre sans fin où l’arbre généalogique d’Hipollène est uniquement constitué par le nom de ses grands-mères. Les filles ne peuvent-elles tirer les éléments de leur identité que de l’histoire et de l’émancipation des femmes ? La violence masculine, chez Isée, a fait naître, chez elle, une brutalité pour ceux qui s’opposent à son désir et qui, durement matés, retournent cette agressivité en terrible désir d’épousailles… N’y a-t-il de relation possible entre les sexes opposés que dans le rapport domination/dominés : dans Mô Namour, chaque fois que Torlémo a fini de battre Isée, il lui demande des gâteaux qu’elle réalise avec soumission, dans La Venture d’Isée, les personnages masculins convertissent leur agressivité en sentiment d’amour, dans La Revanche de Lili Prune, Lili avait été conquise par Gasparamouroso sur lequel elle avait un ascendant intellectuel : « elle n’eut qu’un seul élève, qui d’habitude, ne comprenait jamais rie à rien, et qui d’un coup comprit tout grâce à elle. ».
Les garçons, Jules et Okilélé, ne réagissent pas de la même façon : ils semblent régler leur compte avec leurs agresseurs (après de nombreuses violence corporelles) et, une fois pacifiés, envisagent de construire une relation amoureuse. Jules a appris à éviter seuls les dangers puis, ayant réussi, a pu tomber amoureux de Roméotte, quelqu’un qui l’aimait (Sur l’île des Zertes) ; ensemble, ils ont piégé le Martabaff, l’ont fait chuter dans le Trou qu’ils ont recousu et puis sont partis s’aimer tout autour du monde. Okilélé s’est d’abord retiré du monde, sous la terre, puis il a voyagé, il a changé d’air, rencontré des gens, appris à parler le langage naturel, à se faire d’autres racines… avant de pardonner à ses parents et de reconstruire, avec eux, la maison « exactement comme elle était » au début de l’histoire. Pas d’oubli, juste l’intégration de l’expérience, fut-elle mauvaise.

Le féminin l’emporte sur le masculin
Abusée, Isée ne veut plus devenir victime juste pour le plaisir d’un autre. Elle décline le lien amoureux avec tout élément masculin (chevalier, prince ou fine lame) se mettant en travers de son chemin. Insensible au désir de l’autre qui la ferait renoncer à sa propre aventure, elle entend mener sa vie comme elle l’entend, ne veut plus devenir l’objet de la passion d’un autre. Dans son monde protégé (avec son doudou, son Frédilémon servile, sa demi baguette magique), elle reproduit, pour l’instant, le scénario initial de l’agression et de la victimisation. Dans quelle suite s’inscrit Isée, elle qui a su dire « je veux/Je ne veux pas » (son nom rappelle un orateur grec) ?

Pétronille, végétale (fleur avec ses enfants pour pétales), a vaincu un monstre idiot (Cafouillon) avant d’être touchée dans son cœur de mère, par le vrai monstre (Sagoinfre) qui a « enfilé sa trompe dans la maison » laquelle attend le retour de ses habitants « un peu cassée ». Aidée par des personnages invariants (poussins, Adèle/Alice) et par une intervention céleste (la maman de toutes les mamans, divine personne habitant le ciel), Pétronille minéralise Sagoinfre. (Pétronille et ses 120 petits).
Hipollène, pétrifiée (à la mort de sa grand-mère, elle se transforme en pierre), minéralisée, rencontre le monstre, Ortic, « aux racines nues et aux dents pointues », si impatient qu’il s’en va sans attendre qu’elle revienne à elle (sept saisons merveilleuses) ; quand il la retrouve, sur le chemin du retour, elle s’est affermie intérieurement, et « végétalise » Ortic qui pourrit tel une salade. Elle forme une nouvelle branche du nouvel arbre généalogique. (L’Arbre sans fin).
Mine, transparente, rencontre un Père Noël dont la violence extrême détruit les repères du monde (sens, direction/sens, signification) ; il se glace dans ses larmes (pétrification). Mine, accompagnée par l’écoute-aux-portes, aidée par des fées, sème des graines, et se transforme en pont de pierre (minérale) pour laisser passer les histoires. (L’Arbre sans fin).
Lili Prune croise « l’Araknasse Corbillasse énorme et terrifique [avec] trois paires de pattes, deux paires de pinces coupantes, deux paires de pinces déchiquetantes, une bouche vorace, entourée de piques, de crocs à venin, de poils, et pleine de dents tranchantes, avec une trompe articulée pour défoncer les fenêtres, aspirer les gens et les mâchouiller tout crus... ». Elle la réduit en araignée (pschittttttttttttttttttt…) et la fait écraser. C’est une sauveuse de la nation qui a sa statue de pierre (minérale). (La Revanche de Lili Prune).
Bih-Bih est avalée par le Bouffron-Gouffron, qui, en partageant le titre, devient héros en titre. Avalée, comme les productions du monde, parmi lesquelles les albums de Claude Ponti, elle sauve une main piquée par une épine (Belle au bois dormant, Petit Prince blessé par une rose ?), libère des dragons et les réunit en un seul qui dématérialise le monstre et le transforme en déchet cosmique. (Bih-Bih et le Bouffron-Gouffron).
Isée (de Mô Namour) se fait abuser par Torlémo Damourédemorht. Elle devient son jouet, son esclave, jusqu’à ce que sa douleur lui parle : « Ce ne sont pas des marques de plaisir que tu as sur le corps, ce sont des marques de douleur. Cela s’appelle des bleus. ». Isée dépoile le monstre, le désosse, le fait disparaître comme un excrément, apprend à se battre.
Isée (de La Venture d’Isée) : « au lieu de subir, elle délivre. Au lieu de souffrir, elle guérit. Au lieu d’être seule, elle rencontre. », dit l’éditeur. Oui, mais elle délivre puis soumet, guérit puis exclut, rencontre puis ignore sauf ceux qui « connaissent les secrets des cœurs et voient l’A venir dans tous les alphabets de la vie. ».

L’album est nettement placé sous le signe du féminin : article du titre isolé du nom (la venture), mère protégée des corvées domestiques, poire sur l’ordinateur au lieu de pomme biblique, accords non respectés concernant les couleurs (petits matins rose et bleu, gueurnouillons jaune et noir), une marque du féminin avec un nom masculin (un déjeuner rouayalle) et un accord impropre ente deux genres différents (Le Roua et la Rouenne sont heureuses). Le chevalier bénéficie, lui aussi, d’un suffixe – otte, généralement attribué au féminin, à valeur péjorative). Par ses dérèglements, la langue joue entre les déséquilibres du monde (contrepoids, dénonciation, humour ?). En quoi a finalement consisté l’aventure d’Isée sinon à la rencontre d’obstacles qui lui ont permis de s’opposer à tout obstacle posé entre elle et sa détermination. Elle a gagné un ami dévoué, dominé, et un étrange baguette de pain dont la consommation a fait disparaître le Roua et la Rouenne qui avaient enfin fini par parler ensemble, par s’entendre. Comme dans Alice au pays des merveilles, la véritable aventure de cette petite fille est le langage, la verbalisation, l’avènement d’une parole propre qui, pour l’instant, manque de rondeur (attack, mattatrak…), d’accents polyphoniques, d’altérité. Si cet album peut être considéré comme un repentir, estompant la violence radicale du précédent, on peut imaginer qu’Isée, ou une autre fille, trouve dans le prochain album les conditions d’un échange égalitaire avec l’autre, fut-il d’un autre genre.

Yvanne Chenouf (Association Française pour la Lecture)