Jean-Luc F.

http://www.lagrandeoursedieppe.fr/

Conseillé par (Libraire)
3 septembre 2020

Un chef d'oeuvre !

Afficher comme inspiration première d'un roman graphique sur la bombe Hiroshima le film d'Alain Resnais « Hiroshima mon amour », comme le fait dans la postface de l'ouvrage l'un des auteurs de "la Bombe", c'est placer la barre très haut. Alcante, Bollée (pour le scénario) et Rodier (pour le graphisme) relèvent le défi, et "La Bombe", sans vouloir faire de comparaison avec le chef d’œuvre d'Alain Resnais est à beaucoup d'égards également un chef d’œuvre. Extrêmement documenté comme le montre l'importante bibliographie communiquée à la fin du livre, le récit, à rebours de celui du film, s'intéresse moins aux traces, dans tous les sens du terme, qu'a laissée l'explosion de la première bombe atomique sur la ville d'Hiroshima, le 6 août 1945, qu'à la « mécanique », scientifique, technique, politique, militaire, diplomatique, qui a mené à cette catastrophe pour l'humanité tout entière. Les acteurs de cette mécanique sont nombreux, qui ont tous leurs raisons, et que les auteurs ne jugent pas, mais constatent (même si, parmi les scientifiques, ils ne cachent pas la démission morale d'un Fermi, à l'opposé de la conscience aiguë d'un Oppenheimer, sans parler de l'hommage rendu au grand physicien allemand Heisenberg, qui était déjà le personnage principal du beau roman de Jérôme Ferrari, "Le principe"). La mise en images est à la hauteur de ce récit éclaté et foisonnant : précision du trait, expressivité du noir et blanc, qui fait penser parfois dans son aspect granuleux aux images du film d'Alain Resnais, éclatement du cadre de l'image comme métaphore de l'explosion. Les images de l'explosion elle-même, dans les dernières pages, font froid dans le dos. Encore une fois un chef d’œuvre.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
27 avril 2020

Labyrinthe de la mémoire

On est d'abord intrigué par la couverture du livre, une photo assez énigmatique, en noir et blanc, d'un enfant blond, en tenue de mousquetaire peut-être, ou de prince. Puis c'est le titre qui intrigue, Austerlitz, qui évoque la célèbre bataille, alors qu'on comprend vite, en feuilletant le livre, qu'il ne s'agit pas du tout de ça. En feuilletant le livre on découvre aussi qu'il est parcouru d'images, et surtout de photographies, en noir et blanc, tout aussi énigmatiques que celles de la couverture, de visages, de paysages, d'animaux (des papillons) ou d'objets (une montre à gousset, des boules de billard).

Alors, vraiment très intrigué, on achète le livre. On est d'abord dérouté par une écriture qui ne ressemble à rien de ce qu'on a déjà lu, puis on est emporté par cette écriture, jetée sur le papier d'un seul souffle, sans chapitres, sans paragraphes. Et en refermant le livre on se dit que c'est là une des plus belles choses qu'on ait lues depuis longtemps.

Austerlitz est le nom du personnage qui est au centre du livre (c'était aussi le patronyme apprend-on au passage, de Fred Astaire). Austerlitz raconte sa vie au narrateur, double assez transparent de l'auteur Sebald. Lui et Austerlitz se rencontrent d'abord par hasard, dans la gare d'Anvers, une fin d'après-midi. Austerlitz est passionné par l'architecture des gares, images du capitalisme triomphant de la seconde moitié du XIXe siècle. S'engage entre lui et le narrateur une conversation qui les emmène jusque tard dans la nuit, dans le buffet désert. Cette conversation débutée dans la gare d'Anvers va se poursuivre tout au long du livre, car le narrateur et Austerlitz ne cessent de se rencontrer, quelquefois par hasard encore, comme dans ce bar d’hôtel à Londres, ou d'autres fois parce qu'ils se sont donné rendez-vous, car, sans que le mot soit jamais prononcé, une amitié est née. C'est Austerlitz qui parle, reprenant la conversation où elle en était restée. On lui découvre d'autres passions, l'architecture militaire, les papillons, la photographie. On découvre aussi peu à peu son histoire, qui est celle d'une quête. Austerlitz, qui a grandi au Pays de Galles dans une triste famille de pasteurs, est en quête de ses origines, et de l'histoire (qu'on pourrait écrire avec un grand H) qui l'a séparé, tout jeune enfant, de ses parents. Cette quête le mènera jusqu'à Prague, et à Paris, deux villes où se déploie la partie la plus bouleversante de ce récit des origines. On ne dévoilera pas la teneur de ce récit, même si on peut ici la deviner.

La puissance du livre tient à ce qu'on découvre, comme Austerlitz l'a fait avant nous, que tout est lié, la perte d'une famille dans l'Europe du chaos, et l'architecture ferroviaire et le capitalisme triomphant, nés bien avant ce chaos. Et l'architecture militaire, née elle au XVIIe siècle, celle de ces forts construits partout en Europe, sur le modèle créé par Vauban, qui est celui la forteresse de Teresienstadt, en Bohême, qui accueillit le camp de concentration du même nom. Tout est lié. Et les papillons. Et la photographie.

L'autre puissance du livre est de toujours rappeler qu'il s'agit de littérature. Car la parole si riche, si complexe d'Austerlitz, ne prend force et sens que parce qu'elle est reprise, réécrite par l'auteur-narrateur (d'où l'incise « ..dit Austerlitz » qui revient comme une sorte de mantra, Sebald s'amusant ainsi à créer des emboîtements vertigineux : « ..ton père, exposé à l'époque à tous les dangers, me dit Véra, dit Austerlitz.. », «De ce jour Agata fut comme métamorphosée, continua Véra, dit Austerlitz... »). Et on ne peut pas s'empêcher de penser que derrière cette réécriture il y a chez Sebald, l'idée que le rôle de la littérature est de garder la trace d'une parole avant qu'elle ne se perde.

Austerlitz est un livre qui exerce une sorte de fascination, qui tient à ce qu'on y voit se déployer à nu le travail de la mémoire. Austerlitz (le personnage) parsème son propos de digressions incessantes, qui sont des étapes dans le labyrinthe qu'il doit parcourir pour atteindre le cœur battant du souvenir : évocation des tristes paysages du Pays de Galles et de la Flandre malinoise, de la figure du philosophe Wittgenstein ou du peintre Turner, des souvenirs nostalgiques de la ville d'eaux de Marienbad, où la bonne société praguoise passait l'été, et de la Bibliothèque nationale de France (l'ancienne, celle de la rue de Richelieu), de mystérieux vols en Cessna au dessus de la belle Garonne et de la chaîne des Puys. On pourrait continuer longtemps. On oublie ces digressions au fil de la lecture, comme des trésors qu'on aurait laissés dans les tiroirs trop vite refermés d'un précieux secrétaire trop vite exploré, et on les redécouvre en se prenant au jeu de feuilleter de nouveau le livre, comme on l'a fait au début avec méfiance, mais cette fois avec émerveillement. Elles sont pour beaucoup dans le charme (au sens propre) qu'exerce ce livre qui ne ressemble à aucun autre.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
27 mars 2020

La superbe déclaration d'amour d'une fille à son père

Un des premiers auteurs que La librairie La Grande Ourse ait reçu était Pierre Pachet. C'était en octobre 2015. A l'occasion de le réédition du livre du philosophe Claude Lefort consacré à Soljenitsyne, « Un homme en trop », dont il avait rédigé la préface, Pierre Pachet était venu parler, longuement et passionnément de sujets qui lui tenaient à cœur, Soljenitsyne, le goulag, le totalitarisme, ainsi que de l’œuvre de Claude Lefort, dont il était l'ami et dont il avait accompagné le parcours dans les années 70. C'était une rencontre extraordinaire d'intelligence, riche d'échanges avec le public. Après quoi Pierre Pachet ne s'était pas attardé On le sentait fatigué. Il est mort quelques mois plus tard, le 21 juin 2016.
Yaël Pachet est la fille de Pierre Pachet, et « Le peuple de mon père » est une superbe déclaration d'amour de la fille à son père.
« Il faut écrire. Jamais mon père n'en formulait clairement l'injonction, mais c'était ce que je ressentais à ses côtés » dit Yaël Pachet sur la quatrième de couverture du livre. Alors elle écrit, au sens où elle accomplit un travail d'écriture. Et ce travail est éblouissant.
« Le peuple de mon père » n'est ni une biographie de Pierre Pachet, ni un essai sur sa pensée, pas plus qu'un recueil de souvenirs, ou une méditation sur le lien filial. Ou plutôt c'est tout ça à la fois, mais pris dans un travail d'écriture qu'on sent guidé à la fois par le souci d'une construction rigoureuse, et par le mouvement, plus incontrôlé, du souvenir, des émotions.
Les chapitres sont courts, refusant toute chronologie, préférant s'inscrire dans le déploiement d'une pensée attentive à la façon dont s'élabore la mémoire d'un être cher. Certains chapitres privilégient l’évocation de souvenirs parfois infimes (comme celui du frottement des pantoufles de son père sur le parquet de l'appartement parisien où Yaël lui rendait visite et qui réveillait le matin), parfois fois amples, presque élégiaques (comme celui de leurs promenades au bord de la mer en Bretagne) . D'autres chapitres posent par petites touches des éléments de ce qui pourrait être un portrait, volontairement inachevé, de Pierre Pachet (son parcours intellectuel , son exigence en toute chose, sa passion compulsive de l'écriture, son désir de profiter jusqu'au bout de la vie, malgré la solitude, ses angoisses).
De longs chapitres, cependant, sont consacrés à l'histoire familiale, celle de Juifs de Bessarabie (le père de Pierre Pachet est arrivé en France en 1914 et a été naturalisé en 1925 ; au début de l'occupation il a pris la précaution de franciser son nom, Apachevsky, en Pachet et de faire franchir la ligne de démarcation à sa famille), si bien que « Le peuple de mon père » (et ce n'est pas sa moindre dimension) est aussi une histoire des Juifs d'Europe, de leur dispersion et de leur extermination. Il y est question aussi dans cette histoire familiale, de Soizic, la femme de Pierre, et la mère de Yaël, disparue trop tôt, et de la grande histoire d'amour qu'a été celle de leur couple, à Pierre et à elle.
Il y a aussi, inévitablement, le récit des derniers moments de Pierre Pachet, et celui des premiers moments du deuil, récit bouleversant, qui parlera à tous ceux d'entre nous qui ont connu ces moments.
Et c'est peut-être ce qu'il faut retenir de ce très beau livre : même s'il raconte une histoire hors du commun, parce que Pierre Pachet était un homme hors du commun (« un de mes héros dans la vie réelle », dit de lui Emmanuel Carrère, dans le très bel hommage qu'il lui a rendu dans le journal Le Monde du 22 juin 2016), « Le peuple de mon père » est un livre qui parle à tout le monde, et pour dire des choses essentielles

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
20 mars 2020

Un coup de maître !

Coup d'essai, coup de maître. Nathan Hill, jeune auteur américain (il est né en 1975) livre ici un premier roman magistral, un vrai grand (et gros) roman comme seuls les Américains savent les écrire, dans la lignée d'un Jonathan Franzen ou d'un Russell Banks.
Le héros, Samuel, enseignant de littérature dans une petite université, et écrivain en panne d'inspiration, se voit contraint par son éditeur, auprès de qui il est engagé par un contrat, d'écrire la biographie de « Calamity Paker », une vielle dame poursuivie pour terrorisme au prétexte qu'elle a jeté une poignée de gravier sur un futur candidat à la présidence. Il se trouve que Calamity Paker, qui se prénomme en réalité Faye, est la mère de Samuel, qu'elle a abandonné quand il était enfant, pour vivre une vie de femme libre. Les images de l' « attentat », inventé de toute pièce pour booster la campagne du candidat tournent en boucle sur les télévisions et les réseaux sociaux, une étudiante au bras long fait exclure son professeur parce qu'il l'accuse (à juste titre) d'avoir fraudé, un ex-militant d'extrême gauche vend ses services d'avocat à un politicien d'extrême droite : Les fantômes du vieux pays est un portrait au vitriol d'une Amérique malade. C'est aussi un récit foisonnant, qui emboîte les époques, multiplie les personnages (celui de Pwnage, un « geek » que la pratique compulsive du jeu vidéo finit par rendre fou, est particulièrement savoureux), nous emmène d'un bout à l'autre des l'Amérique (les bords du Mississippi, Chicago, New York, et jusqu'à Hammerfest, « la ville la plus au nord du monde », en Norvège), et varie avec virtuosité les genres (une partie du roman, celle qui raconte la rencontre de Samuel et de son amour d'adolescent, Bethany, est écrite sous la forme d'un « roman dont vous êtes le héros » ; une autre partie nous plonge au coeur les émeutes étudiantes de Chicago, en 1968, façon reportage de guerre). C'est enfin une histoire qui parle à chacun d'entre nous, au fond de qui sommeille un « vieux pays » qu'il nous faut regagner pour échapper à la folie, ou à la tristesse, ou à la bêtise du présent. Pour Faye, la mère, ce sera le pays de son père, la Norvège qu'il a fuie quand les Allemands l'ont envahie, et dont il a gardé la nostalgie toute sa vie, dans une Amérique où il n'a pas été heureux. Pour Nathan ce sera l'amour de Bethany, qu'il n'a jamais oubliée, et dont il découvrira à la fin du livre, qu'elle non plus ne l'a pas oublié.

Conseillé par (Libraire)
20 mars 2020

Un coup de maitre !

Coup d'essai, coup de maître. Nathan Hill, jeune auteur américain (il est né en 1975) livre ici un premier roman magistral, un vrai grand (et gros) roman comme seuls les Américains savent les écrire, dans la lignée d'un Jonathan Franzen ou d'un Russell Banks.
Le héros, Samuel, enseignant de littérature dans une petite université, et écrivain en panne d'inspiration, se voit contraint par son éditeur, auprès de qui il est engagé par un contrat, d'écrire la biographie de « Calamity Paker », une vielle dame poursuivie pour terrorisme au prétexte qu'elle a jeté une poignée de gravier sur un futur candidat à la présidence. Il se trouve que Calamity Paker, qui se prénomme en réalité Faye, est la mère de Samuel, qu'elle a abandonné quand il était enfant, pour vivre une vie de femme libre. Les images de l' « attentat », inventé de toute pièce pour booster la campagne du candidat tournent en boucle sur les télévisions et les réseaux sociaux, une étudiante au bras long fait exclure son professeur parce qu'il l'accuse (à juste titre) d'avoir fraudé, un ex-militant d'extrême gauche vend ses services d'avocat à un politicien d'extrême droite : Les fantômes du vieux pays est un portrait au vitriol d'une Amérique malade. C'est aussi un récit foisonnant, qui emboîte les époques, multiplie les personnages (celui de Pwnage, un « geek » que la pratique compulsive du jeu vidéo finit par rendre fou, est particulièrement savoureux), nous emmène d'un bout à l'autre des l'Amérique (les bords du Mississippi, Chicago, New York, et jusqu'à Hammerfest, « la ville la plus au nord du monde », en Norvège), et varie avec virtuosité les genres (une partie du roman, celle qui raconte la rencontre de Samuel et de son amour d'adolescent, Bethany, est écrite sous la forme d'un « roman dont vous êtes le héros » ; une autre partie nous plonge au coeur les émeutes étudiantes de Chicago, en 1968, façon reportage de guerre). C'est enfin une histoire qui parle à chacun d'entre nous, au fond de qui sommeille un « vieux pays » qu'il nous faut regagner pour échapper à la folie, ou à la tristesse, ou à la bêtise du présent. Pour Faye, la mère, ce sera le pays de son père, la Norvège qu'il a fuie quand les Allemands l'ont envahie, et dont il a gardé la nostalgie toute sa vie, dans une Amérique où il n'a pas été heureux. Pour Nathan ce sera l'amour de Bethany, qu'il n'a jamais oubliée, et dont il découvrira à la fin du livre, qu'elle non plus ne l'a pas oublié.