Eric R.

22,00
Conseillé par (Libraire)
2 février 2022

Nos vies sans romance

Avec ce formidable roman, Nicolas Mathieu raconte le quotidien banal de deux quadragénaires, transfuges de classe.
Un banal merveilleusement décrit, qui devient essentiel et raconte en fait nos propres vies. De l'adolescence à la quarantaine.

Un implacable constat social.

Chronique complète :

Elle s’appelle Hélène. La quarantaine arrive et avec l’âge, le temps des tourments. Un mari encore séduisant, deux enfants, un métier bien rémunéré, une belle maison. Mais le monde chancelle. Un mal être s’installe dans un emploi du temps surchargé. La réussite sociale semble actée. Et pourtant.
Il s’appelle Christophe. Il est à peine plus âgé. Il est en instance de séparation et risque de perdre la garde alternée de son enfant suite au déménagement de son ex. Il n’a pas trop mal réussi en devenant représentant en nourriture pour chien. Il fut surtout une gloire locale du club de Hockey sur glace. Deux potes, son père avec qui il vit. Une petite existence normale. Et pourtant.
On devine la suite: Hélène et Christophe, vingt ans après le lycée, vont se revoir, se retrouver comme au temps de l’adolescence. Et peut être plus. L’histoire est banale, prévisible, attendue. Une romance sociale. Et pourtant.

Pourtant le talent de Nicolas Mathieu change tout. Avec « Leurs enfants après eux », Prix Goncourt 2018, le Vosgien racontait le roman de l’adolescence, d’une jeunesse en difficulté d’une vallée perdue dans l’Est de la France. Cette fois-ci c’est la vie d’adultes du côté de Nancy, qu’il décrit avec une précision de sociologue mais une attention de romancier. Il a les mots pour dire le quotidien, avec un réalisme et un naturel exemplaires. Il nous emmène avec lui dans l’arrière salle d’un café d’Epinal, racontant les clients, leurs propos, leurs silhouettes. On est dans la cuisine des parents d’Hélène, adolescente, entre une mère éprise de ménage et un père occupant ses loisirs à bricoler ici ou là pour arrondir les fins de mois. Comme une caméra cachée, Nicolas Mathieu nous dit la vie quotidienne avec la justesse du vécu. Annie Ernaux, de manière autobiographique raconte sa classe sociale d’origine, Olivier Adam dit de manière romancée sa vie d’avant à la lisière des grands ensembles. Nicolas Mathieu nous parle avec Hélène d’une transfuge de classe qui s’est appropriée les codes de la moyenne bourgeoisie. Si Hélène et Christophe sont issus du même milieu, ils ne sont plus du même monde. Nous sommes dès lors loin de la romance sociale mais dans une banale réalité qui dit beaucoup. Qui dit tout.
Ce ne sont pas forcément la voiture, les meubles, les loisirs qui font la différence mais d’abord, les mots, le langage.
C’est par les mots, les attitudes que l’on se compare car finalement ce sont ces apparences qui distinguent les gagnants et les perdants plus qu’une différence de mode de vie réel. La quarantaine arrivée les difficultés d’exister, d’aimer sont identiques que l’on boive de la bière dans un petit troquet ou du champagne dans un open space.

On se demande si Nicolas Mathieu n’a pas été adolescente, jeune fille, dans une vie antérieure. Les pages consacrées à la jeunesse de Hélène et Charlotte, sa meilleure copine, sont parmi les plus belles du roman. Nicolas Mathieu est le meilleur conteur de l’adolescence. Mais aussi de la quarantaine. Connemara commence avec cette phrase: La colère venait dès le réveil. Une colère qui dit tout de trajectoires de vie qui s’essoufflent à la recherche de plus de bonheur, de moins de malheur. D’un sens à donner à une deuxième et dernière partie de l’existence.
Pour connaître l’état d’une nation à un moment donné on peut lire un livre sociologique et statistique comme « La France sous nos yeux ». On peut aussi lire le dernier roman de Nicolas Mathieu, remarquable texte qui nous dit une fois encore la vie « normale » de citoyens « normaux », ancrés dans notre siècle. Et terriblement attachants.

Intégrale

Casterman

25,00
Conseillé par (Libraire)
2 février 2022

Intimiste et universel

C’est une Bd étrange. Elle débute par quelques saynètes de quatre pages. Des planches qui disent peu mais sur lesquelles pèse un poids mystérieux. « Après tout ce que tu as connu » déclare la vieille Carmen à Sarah. « Tout ça c’est du passé. C’est fini maintenant! Tu entends? C’est fini » dit Maria à son mari Adolfo qui cauchemarde des nuits entières. Peu à peu ces scènes anodines de quelques cases prennent de l’ampleur et ouvrent pesamment la chronique d’un petit village espagnol castillan, écrasé de soleil et du passé franquiste. C’est bien de ce passé qu’il s’agit à Soledad, celui du non-dit, des secrets, des trahisons, ce passé de la guerre civile qui recouvre le présent de ses poussières secrètes. Tito a vécu son enfance dans ce village proche de Tolède et dessina les premières planches de Soledad dans les pages de la revue (A suivre) au début des années 80. Franco était mort et Juan Carlos prenait la suite. Il fallait passer à un autre monde et ce sont les auteurs de Bd qui osèrent les premiers revenir sur le passé proche, bravant les interdits, les silences coupables. Avec Soledad, Tito ouvrait cet examen de conscience.

Cette pesanteur traverse tout l’ouvrage qui de petites histoires en grandes histoires, s’attache particulièrement aux femmes, celles toute ridées comme Sarah, assise sur une chaise à l’ombre du soleil et de son histoire, qu’elle taira longtemps, habituée comme toutes ces veuves, ces mères à dissimuler leurs sentiments, leurs colères derrière leurs broderies. Cela commence doucement, lentement au rythme des couchers et levers de soleil, lenteur des jours qui passent qui permet à Tito d’installer ses personnages. Et peu à peu comme un étranger qui arrive, allant de ruelles en ruelles, de maisons en maisons, nous intégrons la vie de cette communauté. Au fur et à mesure des six chapitres écrits de 1983 à 2003, les langues se délient comme si l’éloignement de la mort de Franco, permettait à la parole de Tito et de ses personnages de se libérer. Les conversations pleines de sous entendus des femmes dans les rues ombragées laissent place aux discours explicites des hommes sur la place du village. La Bd ose dire enfin et l’arrivée des troupes nationalistes en 1936 n’est plus un souvenir mais devient la réalité d’un chapitre entier.

Le dessin initialement prévu en noir et blanc se veut réaliste, précis comme dans un reportage, car il est hors de question de trahir le témoignage des siens recueilli dans l’urgence, avant que ces témoins ne disparaissent définitivement. En Espagne comme ailleurs, on sent poindre la volonté d’oublier ou de transformer un passé national peu glorieux. Quand les derniers participants meurent, la réécriture de l’histoire devient une menace. Alors des ouvrages racontant et figeant l’Histoire réelle deviennent encore plus essentiels. La vie de Soledad, ce petit village castillan, fait partie de ces ouvrages.

Conseillé par (Libraire)
27 janvier 2022

Intelligent et ludique

Les 3 auteurs, universitaire, cartographe, infographiste, s’appuient sur des faits avérés, notamment les 286 documents administratifs en notre possession, et le fameux registre comptable de La Grange, pour dresser le portrait non pas d’un homme mais d’un publicitaire, d’un créateur, d’un administrateur, d’un formidable entrepreneur dans une période où le théâtre occupe un rôle important dans la société parisienne et provinciale.
C’est la vie d’une troupe qui est racontée sans oublier l’essentiel: la qualité et les thèmes retenus pour les pièces jouées, comédies ou tragédies.
Cette approche historiquement scientifique s’appuie sur une tendance innovante actuelle de l’édition historique: l’infographie. Ce sont pas moins de 150 cartes et infographies qui expliquent, démontrent, justifient le texte. A cette vulgarisation de qualité s’ajoute un ingrédient agréable: l’humour !

Chronique complète :

Jean Baptiste Poquelin, dit Molière, est né il y a quatre cents ans, en janvier 1621. Pour sa date de naissance, on ne dispose que du jour de son baptême et comme pour l’essentiel de son existence, les historiens n’ont que peu d’informations certifiées. Aucune lettre reçue ou envoyée par exemple. Cet Atlas ne vous racontera donc pas un « vrai » Molière. Vous n’apprendrez rien sur sa vie sentimentale et amoureuse, sur ses phobies, ses envies, sur son caractère, domaines qui sont en l’état actuel des connaissances, du domaine du seul roman.

Ce constat réalisé, les trois auteurs, universitaire, cartographe, infographiste, préfèrent s’appuyer sur des faits avérés et attestés, notamment sur les seuls 286 documents administratifs en notre possession, et le fameux registre comptable de La Grange, pour dresser le portrait non pas d’un homme mais d’un publicitaire, d’un créateur, d’un administrateur, d’un formidable entrepreneur dans une période où le théâtre occupe un rôle important dans la société parisienne et provinciale.
Un homme qui comme nul autre sut saisir la société, les attentes commerciales dans un univers culturel, où les femmes sont le centre, les livres primordiaux, où le pouvoir sous forme de mécénat et de protection s’avèrent indispensables. Quand la troupe de l’Illustre théâtre créée par l’exceptionnelle Madeleine Béjart entame en province une tournée de 13 ans (1645-1658), nous sommes dans les coulisses de la représentation avec ses répétitions, ses déplacements, son intendance, sa concurrence.

S’appuyant sur des recherches historiques universitaires de haut niveau, mais expliquées sobrement, c’est la vie d’une troupe qui est racontée sans oublier l’essentiel: la qualité et les thèmes retenus pour les pièces jouées, comédies ou tragédies. On comprend les sujets choisis par Molière qui cherchent à plaire au public, au roi et ne veut en aucune manière construire un grand oeuvre. Les auteurs remettent les pièces de théâtre dans leur contexte sociétal, trop souvent oublié aujourd’hui. Molière apparait alors comme un gigantesque fabricant de puzzles qui saisit les envies dans l’air du temps, les assemble, comme le démontre parfaitement l’analyse de pièces telles le Misanthrope, Tartuffe ou les Femmes Savantes.

Cette approche historiquement scientifique s’appuie sur une tendance innovante actuelle de l’édition historique: l’infographie. Atlas, le terme généralement appliqué en matière de géographie, mérite ici pleinement son utilisation: ce sont pas moins de 150 cartes et infographies qui expliquent, démontrent, justifient le texte. Plans de Paris, tableaux de transfert des acteurs de troupes en compagnies, affiches publicitaires, les illustrations disent tout comme un arbre généalogique explique plus facilement une famille qu’une description mot à mot.

A cette vulgarisation de qualité s’ajoute un ingrédient agréable: l’humour sous forme notamment d’anachronismes, comme celui symbolisant une pièce de théâtre en emojis ou en appliquant aux méthodes publicitaires de Molière les mots des réseaux sociaux. Raconter le passé avec les mots d’aujourd’hui.

Jamais le principe « un dessin vaut mieux qu’un long discours » n’a autant été justifié et en refermant l’ouvrage, le lecteur garde le sentiment de voir s’esquisser la silhouette d’un «autre » Molière, vivant dans son temps au delà des images romancées: un expert de l’exploitation des problématiques de société, un grand entrepreneur de théâtre. Pourtant un mystère demeure: comment ces situations d’une décennie sont elles quatre cents ans plus tard encore pertinentes? Probablement le mystère du génie qu’aucun livre ne pourra jamais dévoiler.

21,50
Conseillé par (Libraire)
24 janvier 2022

Dérangeant, politique et utile

C’est une Bd dont les premières pages se succèdent à une vitesse folle. C’est une BD qui fait la part belle à un Diable contemporain. La vitesse c’est celle à laquelle est soumise Amalia dès le lever d’une journée rythmée par la douche de la petite Lili, le petit-déjeuner, le départ à l’école, l’arrivée au travail et le soir le rangement de la maison, le pyjama, la lecture au lit. Le Diable c’est la pression de la performance: la maison impeccable, les résultats au travail. Cela s’appelle aussi la perfection. Ce qui épuise Amalia « c’est de vouloir tout contrôler, tout ranger, toujours inquiète de ne pas être assez bien ».

Le double constat, vie intrépide et performance, est connu. Pourtant Aude Picault apporte ici un regard neuf car global sur l’existence menée aujourd’hui par des millions de familles qui subissent leur quotidien au rythme des aiguilles d’une horloge dictatoriale et d’un idéal de comportement dont on se rend compte qu’il résulte essentiellement de directives économiques. Amalia n’est pas la super nana de Michel Jonasz. Elle vit dans une famille recomposée avec Karim, son homme pendu à l’actualité, pas très réjouissante, rythmée par les attentats, la pollution, et sa belle fille Nora, jeune adolescente en pleine crise, plus préoccupée de ses « like » que de son bac blanc. Omniprésence des écrans, actualité permanente anxiogène, moments d’intimité oubliés, repas morcelés, Aude Picault semble avoir posé des caméras dans des milliers de maisons, pavillons, appartements de familles françaises. On regarde et on se regarde comme dans un miroir sans tain. Tout est vrai, tout est vécu, de ces petits jouets qui traînent dans l’escalier et qu’il faut ranger à la promotion professionnelle de « Team Leader » pour permettre « de révéler tout son potentiel ».

Ce surmenage familial collectif n’est pourtant pas le seul sujet de la BD et les personnages perçus comme secondaires permettent de révéler d’autres travers de notre société: les influenceuses du net, l’industrie agro alimentaire dénuée de tout respect de l’environnement, la « mal bouffe » industrielle, traversent l’album donnant au sujet principal de la charge mentale une toile de fond nécessaire. Une médecin, en visio, modernisme oblige, dit à Amalia qu’« il s’agit d’équilibrer la dépense quotidienne d’énergie et le temps de récupération (…). Ce n’est pas que médical c’est philosophique ». Si le corps a besoin d’aide, la tête a besoin de réfléchir.

Pas de désespérance finalement car comme conclue Amalia après avoir modifié le cours de son existence, « Le chaos c’est la vie ». Ce chaos qui laisse trainer les jouets dans l’escalier, un peu de poussière sur les meubles, ou une vaisselle mal rangée mais qui s’organise quand le bleu du ciel vous étreint ou la plante verte moribonde reprend vie. Et comme Karim, Aude Picault nous invite à une véritable leçon de vie: « Y’a plein de choses à faire! Et ce n’est pas demain qu’on va s’y mettre, c’est maintenant ».

1

Dargaud

16,50
Conseillé par (Libraire)
20 janvier 2022

Jouissif et décapant !

C’est bien un album « western ». Un charriot de pionniers est attaqué par les indiens. Dans le saloon les cow-boys avinés jouent leur paie sous le regard de vieilles prostituées blasées et décharnées. Une silhouette noire d’un mercenaire mexicain menace la ville. Certes, mais les temps ont changé. Les codes aussi. Alors le shérif, loin du regard viril de John Wayne, est un pleutre garçon, maigrichon et peureux. Les hommes de main sont plutôt fébriles et faiblards devant la violence. Et les Sept Mercenaires sont devenues Cinq Ladies, sans armes, quoique, mais tellement efficaces.

Elles sont cinq comme les cinq doigts de la main. Les voilà rapidement avec par ordre d’apparition: Katleen, une anglaise de « bonne famille » comme on dit alors, venue chercher avec son mari l’or de l’Ouest américain. Elles est un peu … décalée. Ensuite, Abigail, une très jeune amérindienne, qui a voyagé en faisant rouler sa cage dans laquelle elle a été emprisonnée. Emouvante et déterminée. Et puis il y a Chumani, une amérindienne, seule rescapée de sa tribu, qui tire à l’arc avec une précision diabolique. Mystérieuse et partagée. La quatrième, plus âgée mais terriblement humaine se dénomme Daisy, une ancienne institutrice irlandaise, à qui il ne faut pas la faire. Enfin, surgie de dessous la couverture d’un charriot, la noire et mystérieuse, Cassie, « pourvoyeuse de plaisirs », lasse de regards lubriques des hommes en mal de jouissance. Lucide et un brin cynique.

Cinq caractères dans cinq physiques opposés, qui remplacent avantageusement Yul Brynner, Steve McQueen ou Charles Bronson. A travers l’histoire de leurs rencontres improbables dans cette mythique conquête de l’Ouest, Olivier Bocquet, grâce à un scénario original et virevoltant, déconstruit malicieusement les mythes masculins de l’épopée américaine par l’humour, en jetant un regard amusé sur ces petits bonhommes au révolver facile mais au courage déliquescent. Ces cinq femmes racontent aussi les avatars d’une conquête moins noble que le récit officiel américain. Une esclave violée, une indienne orpheline, une prostituée désabusée qui savent aussi à leur manière se défendre et montrent à l’occasion des qualités que l’on ne prête habituellement qu’aux seuls hommes. Avec un bonus: elles manient, volontairement ou non, en plus de l’arc, du balai ou de la dynamite, un humour ravageur, qui peut éclabousser de sang les plus dangereux des mercenaires.

A ce scénario original et tonitruant, il fallait un dessin aussi pétaradant. Anlor fait exploser les pages, alternant planches classiques avec des cases qui éclatent comme des éclats de verre sous l’effet de la dynamite. On en prend plein les yeux et il faut vite tourner les feuillets pour éviter de recevoir un éclat.

Cinq femmes qui défraient la chronique, bouleversent l’ordre des choses et finalement finissent recherchées sur les célèbres affiches « Wanted ». Alors, après ce premier album très réussi, le lecteur n’a qu’une envie, celle de rapidement les retrouver mais libres. Libres de nous faire sourire et de nous faire rêver dans de nouvelles aventures.